Le pont tournant de la Grange-aux-Belles
La rue des Recollets, légèrement bombée, me cache d’abord le spectacle quotidien d’une soirée d’été sur le Canal. Doucement, je glisse et les coiffures apparaissent. Les chemises. Les robes légères. Les bouteilles. Les saucissons. La foule. Compacte. Des groupes presque collés les uns aux autres qui forment un grand ruban de gens tous pareils. Ils se parlent, parfois, pour emprunter un tire-bouchon ou draguer une fille mais se méprisent secrètement le reste du temps. Se traitent de bobo ou de hipster, alors que personne ne sait plus ce que ça veut dire.
Et puis il y a lui. Lui, même pantalon retroussé sur les chevilles, mêmes pieds nus dans des chaussures de vieux. Même tignasse décoiffée, même barbe mange visage qui arrange tout le monde, même chemise à carreaux vintage. Pour lui, vintage c’est trouvé dans une poubelle, pour eux, vintage c’est acheté 65 euros au Comptoir Général, mais bon. Lui, il dort là, sous un porche, juste en face du quai. Lui il n’a pas un rosé emmitouflé dans son sac à glaçons vulgaire, juste un gros rouge dégueulasse. Il faut bien ça pour dormir à côté de ce tonnerre de rires échauffés.
Ce n’est pas sa tenue qui le trahit, ou à peine. Mais des petites choses. De toutes petites choses. Un rythme un peu différent. Une posture déjà épuisée. Un démarche un peu saccadée. Il marche à contre-courant dans cette masse monstrueuse et décérébrée de nous, drogués à la consommation. On ne le reconnaît pas tout de suite, parce qu’il est comme nous. Presque comme nous. « Ralentis, il parle tout seul, le gars », dira une fille à sa copine. Le gars, il y a cinq minutes, elle lui aurait fait un sourire parce qu’il ressemble à tout le monde, à nous. Mais quand on comprend qu’il parle tout seul et pas dans une oreillette débile. Que son sac de sport n’est pas son sac de sport. On s’en éloigne. Lentement. Sans mouvement brusque pour ne pas attirer son attention. On s’en éloigne. Légèrement. Aussi parce qu’il nous ressemble trop.
Et quand il dit, un peu trop fort, à tout le monde et à personne, « j’en ai marre de cette société de connards », on ne peut que être d’accord avec lui. Sauf qu’on est cette société de connards.
Alors, on s’en éloigne parce qu’il nous rappelle trop ce qui nous attend. Parce qu’il pourrait nous entraîner avec lui. Parce qu’hier encore, il avait un boulot, il avait une copine, il avait une chambre dans une coloc’ près du Canal. Et parce qu’aujourd’hui, il est de ceux qu’on ne veut pas voir. Et qu’on se ressemble, trop.
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