L’homme qui tombe
Quand je repose le livre sur l’étagère String© en teck vintage, je ressens un certain soulagement. Tout de suite suivi d’une angoisse diffuse. Pourtant j’ai bien aimé ce livre. The Buddha in the Attic. J’ai apprécié. D’abord j’ai aimé ce « we » uniforme, ce « we » universel, comme une hydre aux multiples têtes. Et au moment où j’allais me lasser de ce « we », ce « we » a pris tout son sens. Je l’ai lu très vite alors que je n’avance pas dans Les Théories sauvages. Je l’ai lu vite parce que j’ai aimé mais aussi pour le finir. J’étais pressée de le finir tout en voulant qu’il ne se termine pas. Et quand je l’ai reposé, à peine corné, sur l’étagère, j’ai été soulagée. Et j’ai vite choisi le suivant. Dans la pile toujours grandissante des livres qu’il me reste à lire. Toujours grandissante parce que je passe mon temps à acheter des livres et toujours grandissante parce que j’ai prévu de lire tous les livres.
Une de mes activités principales -et préférées- c’est de réorganiser les livres dans ma bibliothèque. Maintenant, j’ai décidé de ne garder que ceux que j’ai vraiment aimés, sinon, c’est la mort par étouffement. Par couleur. Par thème. Par auteur. Par langue. Par genre. Par taille quand ils sont empilés.
Et puis parfois, subrepticement, au détour du chapitre 12, quelque chose se produit.
Quand le Falling Man de Don DeLillo s’installe sur un quai du métro aérien de Harlem, je repense forcement. Je repense au soleil couchant derrière Manhattan, comme un avenir inatteignable. Derrière l’arrogance de la Freedom Tower. Derrière le spectre des tours. Depuis la plate-forme d’une station du fin fond du Queens. Et cette avenue interminable, juste rythmée par les trains, express avec un losange, local avec un rond, qui vont et viennent entre Midtown et les petites maisons ouvrières. Cette grosse boule qui décline rapidement avant même 17h. Cet horizon incandescent, trop beau et trop dangereux.
Je n’ai rien retenu du paragraphe que je viens de lire de façon automatique. It was a senseless gesture of flight. Je ne suis plus là. She thought, Died by his own hand. Je ne suis plus avec Lianne. Je suis de retour à Sunny Side, le soleil est vraiment couché maintenant et ma petite doudoune Uniqlo n’est finalement pas de trop. Et comme partout, quelqu’un me demande le chemin. Comme si j’avais une tête du Queens. Comme si je savais toujours où j’allais. « Do you know where the Starbucks is? » Alors je dis non. Ca aurait été une adresse, un crossing entre une rue et avenue, mes souvenirs de cours de math de CM1 auraient pu m’aider mais un Starbucks, non. Jamais je n’indiquerai un Starbucks. Pourtant, en marchant vers la station art déco imposante et un peu fascisante de la ligne 7, je vois le Starbucks. Un Starbucks dans le Queens. La ville tentaculaire déploie ses franchises jusqu’ici désormais. Non pas que je vive dans le Queens depuis longtemps mais je sais que ce Starbucks a forcement chassé un resto italien rated B, un salon de coiffure afro ou un joint pour les vieux immigrés polonais. Le Falling Man n’est pas là. A train went by, southbound again. Why is he doing this, she thought.
Et un instant, j’ai oublié l’existence du Falling Man, du livre, du 42 dont je connais maintenant le trajet par cœur. Dont je reconnais le chemin sans même lever la tête de mon livre, justement. Je reprends le paragraphe suivant. Le Queens est plus flou maintenant, plus lointain. La vue de l’Empire State depuis le métro aérien ressemble plus à une carte postale qu’à un souvenir. Je finis la page. Je finis le chapitre. Je finis le livre.
Ce soir, je reposerai mon livre sur l’étagère String©. Et j’en commencerai un autre. Avec appréhension et excitation. J’en commencerai un autre avec plus d’appréhension et d’excitation que n’importe quelle autre chose que je commence.
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