En avoir ou pas

Sur le chemin, on ne fait pas la différence entre les clochards et les sacs à sapin. Masses informes couchées sur le sol, hier au centre d’une famille, choyés, indispensables et aujourd’hui déjà jetés, oubliés, disgracieux. Et les boîtes d’iPad, de Kindle, d’Asus qui jonchent le sol. Les fêtes sont passées.

Je vais bien finir par en avoir une, moi aussi. Ca ne s’appellera peut-être déjà plus une tablette, mais j’en aurai une. Forcement. Alors pour l’instant, je savoure encore un peu le fait de ne pas devoir trouver une prise pour lire le chapitre suivant de In Cold Blood.

Comme à l’époque où, des années après le Nokia 3210, je refusais toujours d’avoir un téléphone portable. Je ne comprenais pas l’utilité. Toute mon adolescence, j’avais réussi à parler à mes copines sur le téléphone familial, le fil tiré au maximum, assise derrière la porte de ma chambre qui ne fermait pas. Je n’avais pas besoin d’être « joignable ». Je n’avais pas besoin d’attendre la dernière minute pour qu’on se fixe un rendez-vous. Mais j’ai fini par céder. J’ai fini par avoir un portable. Par échanger mille textos pour se retrouver toujours à la même heure, au même café, pour parler des mêmes choses, des mêmes garçons, des mêmes profs, des mêmes vacances.

Le smartphone c’est pareil, je n’en saisissais pas l’utilité, mais j’ai lutté moins longtemps. J’avais déjà commencé à comprendre. Comprendre que je ne pourrais échapper longtemps à la dictature de ces appareils conçus pour ne jamais être éteints et dans lesquels la liste des free wifi hotspots où je me suis une fois connectée dessine une certaine histoire, fragmentée, de moi.

Alors une tablette, bien sûr que j’en aurai une. Pas tout de suite. Pas tant que c’est une nouveauté. Je serai une very late adopter mais bien sûr que je ne pourrai pas lutter.

Je ne serai pas plus séduite qu’aujourd’hui par les arguments du genre « un ebook c’est génial, quand tu pars en vacances tu peux emporter des centaines de livres », mais je serai lassée de me battre. Et bientôt, j’oublierai le plaisir infini de choisir un livre avant de partir de voyage. De le choisir en fonction de son poids, de la taille des caractères, de la texture des pages. Et du sujet aussi. Stefan Zweig dans la bruine de Pétropolis. Paul Morand à Battery Park. Jean Echenoz sur les bords du Léman… Bientôt, tous les livres auront le même goût, comme il n’y a, déjà, plus d’écriture. Plus de courrier venu de loin, juste des emails en Arial corps 12 qui traversent l’Oural en pipeline.

Bientôt, j’arrêterai de désactiver le GPS de mon téléphone, comme si ça me rendait invisible. Anonyme. Comme si je pouvais encore être libre. Bientôt j’arrêterai parce que j’ai déjà arrêté de croire que je pouvais être une armée à moi toute seule. Que je pouvais lutter contre l’avenir.


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