Dans la ville cadenassée
Quand j’ai ouvert le tube de Rouge Baiser, j’ai ressenti l’odeur du passé, l’odeur d’il y a quinze ans, l’odeur de la première fois où j’ai acheté un rouge à lèvres Rouge Baiser. Rien n’avait changé. La couleur, d’un rouge intense, la texture crémeuse, fondante, et l’odeur. L’odeur Rouge Baiser. L’odeur de mon premier maquillage. Des premières fois. L’odeur de l’époque où je croyais qu’acheter un Rouge Baiser faisait de moi une dame, l’odeur de l’époque où je croyais encore que l’avenir serait forcement mieux que le présent. Quand j’ai ouvert mon nouveau tube de Rouge Baiser j’ai senti l’odeur de ces quinze dernières années, inutiles. L’odeur des amours déçues. Des garçons partis. Des histoires ratées. L’odeur du temps perdu. Des années gâchées.
Tout était gris, et la ville et la vie. Et les rues que je connaissais par cœur. Et les trottoirs sales et les boutiques tristes et les bornes Vélib’ orphelines. J’ai descendu presque machinalement les marches de la butte Montmartre. Les lèvres un peu trop rouges.
Paris, je connais. Je connais les ruelles, les bistros, les sens interdits et les raccourcis secrets mais je déteste, je déteste la rive gauche. J’ai fait mes études rive gauche, j’ai travaillé dix ans rive gauche et tous mes anciens petits amis habitent rive gauche. J’avais fini par aller rive gauche uniquement pour voir des vieux films à l’Accatone et au Champo mais aujourd’hui, je les ai tous vus. Alors je ne vais plus jamais rive gauche ou furtivement, juste pour traverser la Seine à vélo. Parfois donc, je traverse le fleuve par le pont Marie ou le pont de Sully, je passe rapidement l’île Saint-Louis avec vue plongeante sur l’arrière arc-bouté de Notre-Dame, je longe sans m’attarder le quai jusqu’au pont Neuf et retourne du bon côté. Je n’ai jamais même un regard pour la place Saint-Michel perdue depuis longtemps aux touristes mal habillés et aux rendez-vous toujours manqués « devant la fontaine ». Mon seul objectif, c’est le pont Neuf d’où je surveille Notre-Dame, la pointe de la tour Eiffel, l’Hôtel de Ville, la nef du Grand Palais et presque jusqu’au pont Alexandre III. Et surtout le ciel. Chaque fois différent. Les nuages blancs ou roses ou gris ou violets. L’air pur ou encombré ou poisseux ou tranchant. La ville. Plus vivante que moi.
J’arrive au bout de la rue du Louvre, entre le musée et l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Les petites boites vertes des bouquinistes s’accrochent au gris de la pierre, au gris du ciel, au gris de la ville. Seine boueuse. Pont des Arts.
De mes études à Paris, je ne retiens qu’une chose, le pont des Arts. Une passerelle finalement banale devenue pourtant le centre du monde. Sur le pont des Arts on pique-nique au coucher du soleil. Sur le pont des Arts on ouvre les bouteilles de rouge sans tire-bouchon. On mange du saucisson. On joue très mal de la guitare pendant des heures. On rit trop fort. On court pour un rien, on se cherche dans l’espoir de se frôler, de se toucher. De s’embrasser. On s’assoit en cercle jusqu’à ne plus laisser qu’un étroit passage pour les couples de touristes venus admirer la vue qu’on ne voit même plus. On jette des bouteilles à la mer. On se tient la main. Sans toujours se l’avouer, on vient sur le pont des Arts, pour son romantisme désuet. Pour une idée qu’on se fait de l’amour.
Moi, je n’ai jamais aimé ce pont. Mais là, c’est devenu insoutenable. Depuis cinq ans. Cinq ans exactement. Je pourrais presque dater le premier cadenas. Le cadenas zéro. Celui qui a tout gâché. Certains disent que la mode est venue d’Italie mais moi je sais qu’elle vient de plus loin, de l’autre bout du monde. Du pays où l’on accroche des cadenas aux montagnes sacrées pour qu’ils portent bonheur aux jeunes mariés. La Chine. A l’époque de mon premier Rouge Baiser et des pique-niques sur le pont des Arts, ce sont les touristes japonais que les parisiens avaient en horreur, des hordes de petites personnes aux jambes tordues qui mitraillaient chaque monument avec leurs appareils dernier cri. Mais aujourd’hui, le téléphone-organe greffé à la main, la photo est devenue un élément du quotidien, ce n’est plus un outil pour se souvenir de quelque chose d’extraordinaire, c’est une façon de discuter, de parler de rien. Les touristes japonais nous semblent bien peu nombreux et inoffensifs. Ils nous manquent même. Surtout depuis qu’ils ont été remplacés par des cars de Chinois qui portent tous les malheurs du monde occidental. Dans le rétroviseur d’un scooter arrêté, je vérifie que le Rouge Baiser n’a pas taché mes dents.
Aujourd’hui, sous le gris, plus une seule maille du grillage n’est visible, étouffé par tous les cadenas mal finis forcement Made in China qui s’y accrochent avec passion. Je les regarde avec dégoût. Avec haine. Je les déteste. Ces petites choses muettes qui parlent si fort de sentiments qui n’existent pas. Ces initiales écrites grossièrement au marqueur. Grattées maladroitement avec une clef. Ces protubérances malades qui s’accrocheront encore longtemps après la séparation de ces touristes anonymes. Longtemps après la mort de ce qu’ils pensaient être de l’amour. A+ J =…
Il y avait sûrement un endroit plus près mais dans la précipitation de l’agacement, je n’ai pas réfléchi. Sans passer par le pont Neuf, j’ai rebroussé chemin sur cette passerelle vérolée et monstrueuse et j’ai couru jusqu’au Leroy Merlin de la rue Beaubourg. Sous-sol, au fond à droite, rayon quincaillerie.
J’ai cherché longtemps. J’ai comparé avec minutie. Les prix, les calibres. J’ai même demandé conseil à un vendeur qui s’ennuyait. Il me fallait la meilleure pince monseigneur. La plus robuste. La pince coupante la plus coupante. Il me fallait une pince qui serait capable de venir à bout de ces milliers de petits cadenas égoïstes. De toutes ces preuves d’amour arrogantes. Au rayon salle de bain, dans le miroir d’un meuble préfabriqué, j’ai remis du Rouge Baiser. Caisse automatique. Pas de sac en plastique. Carte bleue. Sortie.
Elle était grande ma pince, grande et belle. Sa tête chromée, brillante, était enfouie dans mon sac. Son manche recouvert de caoutchouc orange antidérapant dépassait comme une arme. C’était une arme. Une arme contre la mièvrerie. Contre la bêtise. Contre le bonheur. C’était toute ma solitude et mon aigreur dans un outil de bricolage.
Il faisait encore jour quand je suis arrivée sur le pont des Arts boursouflé. Il y avait plein de monde, plein de couples qui se bécotaient et qui se prenaient en photo à bout de bras, le téléphone à l’envers. En passant près d’eux on voyait dans l’écran leurs deux têtes collées, souriantes et déformées, mal cadrées, cachant totalement l’île de la Cité en arrière plan. Il faisait encore jour mais j’ai tout de même sorti ma pince et commencé à faire sauter les petits cadenas minables, prisonniers d’eux-mêmes. Je ne pouvais pas attendre la nuit et de toute façon, c’était les cadenas, les hors-la-loi.
Quand j’ai relevé la tête, le soleil se couchait, loin derrière le Trocadéro. Le ciel déclinait toutes les nuances de rose sur les nuages qui avaient presque disparu. J’avais mal partout. J’avais massacré des dizaines de petits cadenas vicieux et pourtant je pouvais à peine voir la différence avec le reste du pont. Je me suis assise sur un banc, face à l’immensité de la tâche à accomplir. Un peu plus loin, les touristes se bousculaient devant un vendeur à la sauvette. Une fois leur achat fait, ils se dirigeaient vers le grillage pour y suspendre un immonde petit cadenas.
Il vendait des cadenas.
Il était là, à côté de moi, le fournisseur officiel de la décadence du pont des Arts et de tout Paris. J’avais toujours ma pince dans la main et des cadavres de petits cadenas mutilés entassés à mes pieds. Il est resté longtemps là, sans rien dire à regarder mes cadenas défoncés. Il ne disait rien et moi j’osais à peine lever la tête, à peine imaginer ce qu’il pouvait penser. J’avais très envie de le détester. Mais.
Finalement, il a parlé. On pourrait travailler ensemble : je vends la camelote à ces abrutis et quand il n’y a plus de place, toi, tu fais table rase du passé. Je ne voulais pas travailler avec lui, décapiter des petits cadenas ridicules c’était juste pour le plaisir. Mais pour la première fois depuis longtemps. Pour la première fois depuis mon premier Rouge Baiser, j’avais envie d’accrocher un petit cadenas stupide. Et faire table rase du passé.
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