Cher et pas chic

Sur mon vélib anonyme et ubiquitaire, les secousses des pavés me troublent la vue dans la lumière déclinante. Les phares sont éteints, mais la typo vulgaire et racoleuse m’accroche l’œil. Drive me. Ca fait plusieurs années que je les vois attendre bêtement au coin des Champs Elysées et de la rue de Berri ou sur la place de la Concorde.

Ce message aguicheur, c’est une Ferrari fluo qui l’arbore. Pour un prix exorbitant donc, je pourrais avoir l’immense honneur de conduire une voiture à propulsion (pendant trois secondes).

Sur le Facebook du loueur, des photos toutes pareilles de mecs tous pareils -cheveux courts, t-shirt moulant, hoodie– surexcités d’être au volant pendant vingt minutes d’une « beauté italienne ». Bon d’accord, peut-être que je ne comprends rien aux voitures, même si je rêve secrètement d’une Jaguar des années cinquante, mais quand même…

De toute façon, il n’est pas question de voiture ici. Conduire vingt minutes une caisse, quelle qu’elle soit, n’a aucun intérêt. En vingt minutes en voiture à Paris, on n’a pas le temps de faire le tour du pâté de maison dans un enchevêtrement de bus, de poids lourds et de Smart bicolores. C’est autre chose qui se joue. C’est la possibilité d’en être.

L’illusion de la possibilité d’en être.

Parce que l’intérêt d’avoir une Ferrari, ce n’est pas de conduire une Ferrari. C’est d’être riche. La Ferrari n’est que l’item qu’on jette au visage des gens pour leur dire « je suis plus riche que toi ». « Regarde ma voiture, imagine un peu ma baraque, imagine un peu ma meuf ». Conduire vingt minutes une Ferrari taguée comme une vieille usine de Pantin « Drive me. 89 € les 20 minutes » c’est le summum de la lose. C’est faire l’homme sandwich pour attirer de nouvelles victimes. C’est se faire tatouer le logo MacDo sur le front. Et rentrer dans son pavillon en RER.

Autour des voitures, un autre cercle de losers. Touristes et franciliens, qui pensent que « les Champs » est encore une destination acceptable, se massent autour des voitures… à l’arrêt. Décapotées, on touche avec hésitation les sièges en cuir orange et on se fait prendre en photo devant par sa femme ébahie par tant de beauté. Tant d’argent.

La magie du consumérisme.

Aujourd’hui, le rapport au luxe a totalement glissé. Bien sûr, le luxe est une des rares industries qui se portent bien parce qu’il y a de plus en plus de très très riches mais pas seulement. Elle se porte aussi très bien parce qu’il y a de plus en plus de pauvres. Avant, dans ma jeunesse, il y avait ceux qui s’achetaient du Dior et ceux qui ne s’achetaient pas du Dior. Aujourd’hui, tout le monde veut s’acheter du Dior. Et tout le monde doit s’acheter du Dior. Parce que tout le monde pense « avoir droit » à du Dior. Comme si le luxe était un droit (et un droit intéressant qui mérite qu’on se mobilise).

Aujourd’hui, Dior ne fait pas son chiffre d’affaires avec la haute couture. Non, les grandes entreprises qui ne connaissent pas la crise ce sont les cosmétiques. Parce que si je ne peux pas me payer un sac Dior vendu trois SMIC (avec six mois de liste d’attente, of course), je peux toujours me consoler avec un rouge à lèvres. Certes, son prix sera scandaleux pour un rouge à lèvres, mais pas pour le plaisir de posséder un produit de luxe. Et le moindre tube d’être estampillé de mille logos dorés au point d’aveugler toute la rame quand on se maquille dans le métro.

J’attends donc avec impatience le selfie d’une passagère se remaquillant avec ostentation dans le miroir de courtoisie d’une de ces Ferrari au rabais…


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