Il est recommandé de ne pas venir à jeun

Ce matin très tôt, le silence. La ville muette, les orages encore dans les nuages. Les voitures électriques, les semelles de caoutchouc. Un silence de mort. Et puis très vite, le sang. Beaucoup de sang. Mon sang.

Sur mon bras, le tube est légèrement chaud. Chaud de mon sang qui remplit gentiment une poche en mouvement perpétuel. Et je me demande ce que je fais là, presque allongée sur ce grand fauteuil comme celui sur lequel on administre l’injection létale aux condamnés à mort.

Je ne sais pas ce que je fais là.

Je ne suis pas là pour sauver une vie, comme nous le suggère la campagne d’appel au don. Je n’ai pas cette prétention. Je n’ai même pas cette envie. Moi, je sauve le monde en laissant les garçons gagner au Scrabble, je n’ai pas besoin de donner mon sang.

Je ne sais pas ce que je fais là.

J’ai une petite idée mais je ne sais pas vraiment. J’ai une impression confuse de devoir, de passage obligé et de culpabilité instillée par la campagne de com’ qu’on voit depuis des années. Et quand l’infirmière nous interpelle à la sortie de la cantine, je n’ose pas l’écarter comme nous le faisons sans gène avec les mendiants. Et quand elle nous propose un pin’s, je préfère inscrire mon nom pour le taxi qui partira à 10h pour l’hôpital. Mon voisin fait la même chose. Certainement pour la même raison.

Je ne sais pas ce que je fais là.

Et quand je me pose la question, la première réponse qui me vient à l’esprit est « j’aime bien les piqûres ». Sur les autres fauteuils de condamnés à mort, mes collègues habitués du don du sang s’amusent, ont la tête qui tourne et « préfèrent ne pas regarder quand ils se vident ». Moi, je regarde. Je ne fais que ça, regarder.

Toujours ma soif d’images nouvelles. Mon besoin d’images. Je regarde la petite poche se remplir d’abord, mignonne comme une boisson pour enfant. Vampire, l’enfant. Je regarde la plus grand poche se balancer doucement et gonfler. Gonfler de mon sang. Mon sang qui me quitte pour une poche. Puis pour quelqu’un d’autre. Un motard. Un leucémique.

Je ne sais pas ce que je fais là.

Je regarde. Si je suis venue, c’est pour ça, pour voir. Pour voir l’appareillage, les tubes, le garrot, les scotchs et les antiseptiques. Pour voir cette grande aiguille percer ma peau. Reconnaitre ce corps ennemi que je traîne depuis toujours. Pour voir la vraie couleur du sang. Pour voir la vie. Pour voir ce que ça fait. Pour voir.

Plus tard, sur le site de l’établissement français du don du sang, je lirai : « Le saviez-vous ? La durée de vie des produits sanguins est courte : 42 jours pour les globules rouges et 5 jours pour les plaquettes. »

Quelqu’un, quelque part, déjà, aura reçu mes plaquettes. Peut-être que quelqu’un d’autre, quelque part, déjà, aura reçu mes globules rouges. Et peut-être qu’ailleurs, on aura congelé mon plasma.

Les fauteuils sont jaune clair, bleu pastel. Je fixe l’horloge qui n’avance pas, les reproductions d’affiches anciennes encadrées, et je me demande si les fauteuils des condamnés sont forcement blanc sale, exsudant la transpiration et la mort. Ou s’ils ont, eux aussi, dans un simulacre de médicalité, un rouleau qui dévide son papier à usage unique, comme la mort.

Je tends le bras. Mon bras est tendu sur le long accoudoir jaune clair. Entravé de sparadrap. Je ne sais pas ce que je fais là.

Et si mon sang était parti à la poubelle. Et si, après 42 jours, personne n’avait voulu de mon sang. Personne n’avait eu besoin de mon sang. Et si mon sang ne servait à rien.

Plus tard, dans les couloirs du bureau on me dira « bravo », « tu as fait ta B.A. » et je ne saurai toujours pas pourquoi.

La machine émet quelques bips, le débit est trop lent, je serre lentement un petit cœur en mousse.


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