Poste restante

Je me souvenais du papier, des feuilles grand format, des lignes américaines, du stylo à pointe fine, de l’encre bleue, de la forme des lettres. Tu en parles d’ailleurs de la forme de tes lettres, dans une de tes lettres. Je dis tu, mais c’est il parce que je ne connais pas la personne qui écrit. Sur l’enveloppe, mon nom presque calligraphié, mais ces lettres ne sont pas pour moi. Je me souvenais des enveloppes by air mail avec leur bordure tricolore. Mais je ne me souvenais pas des mots. Je ne me souvenais pas de la beauté, de la justesse, de la lueur des mots.

Je me souvenais des dizaines de pages échangées chaque été, mais aujourd’hui, je ne peux plus mettre un visage sur les noms de code qui nous faisaient tant rire. Je me souvenais des romans fleuves écrits en amphi, mais pas des sujets récurrents qui ont traversé ces années.

Un peu voyeuse, je découvre dans ces correspondances unijambistes des vies que je ne reconnais pas. Ma vie. Qui ne m’appartient déjà plus.

Et toute seule dans la grande salle du théâtre de Montreuil, je comprends pourquoi je suis venue jusqu’ici. Je comprends pourquoi j’aime tant Life and Times*. La première fois, j’ai aimé parce que c’est génial, drôle, inventif et touchant. Mais pas seulement. J’ai aimé aussi parce que c’est ce que je fais. Faire une bibliothèque de souvenirs. Collecter la vie. Collectionner presque. Ce soir à Montreuil, c’est l’adolescence, les voyages scolaires, le premier garçon qu’on embrasse, les copines déjantées qui écoutent de la bonne musique, les cigarettes dans l’arrière-cour. Ce soir à Montreuil, on écoute, avec un léger sourire, des anecdotes du lycée. Mais ce ne sont pas des anecdotes, c’est la vie.

Cette accumulation de moments qui font une existence. Ces moments qui n’ont jamais véritablement existé sous la forme qu’on retient. Qui sont déjà une fiction. Qui sont déjà interprétés, réécrits, imaginés. Inventés. Je sais que mes souvenirs n’existent pas. Je sais que ces scènes auxquelles je repense parfois ne se sont pas déroulées comme ça. Pour les autres évidemment, mais pas non plus pour moi. Je sais qu’elles sont l’histoire que j’écris, le récit que je fais de ma vie avec ma connaissance tellement parcellaire. Des autres et de moi. Je n’oublie rien, peut-être, mais il n’y a pas de vérité. Juste ces moments qu’on vit tous, ces affects universels et qui pourtant nous rendent unique.

20h30, placement libre et la vie de Kristin qui répond à la mienne. A mon vieux courrier que je relis en désordre où meilleures amies et premiers petits amis se mélangent à des années d’écart. Où je découvre ce que je n’avais pas voulu voir ou pas compris à l’époque. A mes cahiers cathartiques qui ressuscitent des scènes refoulées, dans le couloir du collège ou en cours d’allemand. Qui réinventent le souvenir. Et qui font renaître les mêmes sensations, vingt ans plus tard.

Comme quoi, même si c’est moi, j’aime toujours qu’on me raconte une histoire.

 

* comédie musicale / saga (au premier épisode exceptionnel) dont le texte est un interminable monologue téléphonique où une des filles de la troupe raconte sa vie pendant des dizaines d’heures. Texte intégral, à base de « but, um » et autres « no, wait, it was in sixth grade, no fith grade, no, no, sixth grade, I guess ».


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